Le portail bleu
Je l'attends, je regarde le portail bleu, je sais qu'elle va venir, c'est le jour des macaronis.
Dans le portail il y a un trou où je peux voir la vie qui court, dans la rue. Des fois quand les nannies ne me voient pas je colle mon oeil au trou, complètement, et je vois jusqu'au fond de la rue, là où l'enfant vend des arachides séchées et grillées dans des bouteilles en verre. Les nannies nous parlent souvent des enfants des rues et de ce qu'on seraient devenus si le « Motherless Babies Home »(*) ne nous avait pas ouvert le portail et gardés en sécurité derrière ses murs. Oui, les murs sont très hauts, mais on dit que c'est pour notre bien. Comme ça doit être dangereux dehors pour qu'ils aient fait des murs si hauts pour nous protéger ! |
Mais des fois quand le portail s'ouvre, j'aimerai bien aller marcher sur la terre devant la porte, juste pour voir si le soleil chauffe autant qu'à l'intérieur.
Des fois aussi, des enfants sont partis. On les a jamais revus. Y avait Folusho qui voulait repartir au village. Y disait que sa grand'ma y vivait encore, que ses parents l'avaient abandonné ici quand ils étaient partis à la ville et que ça avait pas marché pour eux. Y zavaient plus assez pour le nourrir, y zavaient honte de revenir au village, y l'ont laissé là en attendant que ça s'arrange et qu'y puissent le reprendre avec eux. Mais beaucoup de temps a passé et Folusho il avait plus le courage d'attendre. Un jour le portail est resté ouvert, il est parti, personne l'a vu. Le soir quand on nous a compté il en manquait un : c'était Folusho. Y me manque Folusho, c'était mon frère d'ici. Il avait l'âge de savoir retrouver sa route... Y doit être avec sa grand'ma maintenant.
Je l'attends, le portail bleu ne s'ouvre pas encore, mais elle est jamais en retard. Quand elle dit qu'elle vient, elle vient. Et pis aujourd'hui c'est le jour des macaronis. Les nannies sont tout excitées. Parce que les macaronis elles aiment ça aussi. Quand les bassines pleines arrivent elles crient comme les oiseaux du grand badamier quand on leur jette les graines de melons séchées. Elles nous installent dehors sur la grand table où elles mettent en riant des grandes nappes en papier que les Oyibos(**) apportent. D'habitude on met pas de nappe en papier. D'habitude, quand on mange, on mange assis par terre. Une petite bassine pour quatre. Les nannies aussi elles ont des enfants qui mangent, alors quand la nourriture arrive il faut bien partager. Une part pour chaque nanny, une part pour chaque enfant de chaque nanny, et une part pour nous, enfin, une part pour quatre.
Des fois les bassines de riz n'arrivent pas. Alors on mange pas. Mais aujourd'hui c'est le jour des macaronis. Elle va venir. Elle vient toujours.
Des fois quand le portail bleu s'ouvre je vois des voitures et les bus jaunes passer avec beaucoup de fumée derrière. Je vois des vélos, des femmes en boubous rouges ou verts. Peut-être qu'y a aussi ma grand'ma à moi. Mais je sais pas grand chose de mon histoire d'avant. Juste que les soeurs blanches m'ont trouvée dans la rue, que je pleurais et que je savais pas encore marcher.
Maintenant j'ai quatre ans.. Mais j'ai pas encore vu la mer. Folusho y me disait la mer, et les poissons, et les bateaux. Y connaissait bien Folusho. Son père était pêcheur avant de partir du village. Des fois la nuit quand les petits pleurent plus et que les crapauds buffles sont endormis, que la nuit est toute douce et sans bruits... on l'entend la mer... Comme un géant qui respirerait très fort. Oh oui, Folusho il aimait la mer.
Le portail bleu va s'ouvrir et elle va venir. Je l'attend. La matrone m'a appelée un jour, elle était avec "elle" a côté. Elle me regardait, elle me souriait. Elle ne parle pas comme nous. C'est une Oyibo(**). Folusho y comprenait sa langue. Dans son pays au Bénin, on parle aussi cette langue et Folusho il comprenait ce qu'elle me disait. Il m'avait appris des mots dans sa langue à "elle", par exemple, « manger » « cadeau » « macaroni » « bon » et puis aussi « la mer ». Mais Folusho il est plus là maintenant pour me raconter les mots...
Quant le portail bleu va s'ouvrir, elle va venir. Elle vient pour porter les macaronis, mais elle vient aussi pour moi. La Matronne m'a demandé si je voulais aller vivre dans sa maison. Elle a dit aussi que là-bas il y avait beaucoup de nourriture..., et que j'aurais un avenir... que j'avais beaucoup de chance. "Elle", elle me souriait, et puis elle a pris ma main et elle m'a dit des mots dans sa langue : « Tu veux bien que je sois ta mère ? »... J'ai tout de suite compris le mot que m'avait appris Folusho : « mer ». alors j'ai souri aussi, elle voulait certainement m'emmener voir la mer !. Elle m'a répété : « Tu veux que je sois ta mère ? » et elle me tenait la main doucement, et elle me regardait en souriant. Alors j'ai secoué le menton pour dire oui.
La Matronne a eu l'air satisfait . "Elle", elle avait comme de l'eau dans les yeux. Est-ce qu'elle regrettait déjà de m'emmener voir la mer ?...
Et pis elle a dit qu'elle reviendrait me chercher la prochaine fois, le jour des macaronis... c'est aujourd'hui.
Je l'attends, elle va venir, le portail bleu va s'ouvrir...
-------------------------------------------
(*) "Motherless Babies Home" :
littéralement, la Maison des Bébés sans Maman « l'orphelinat » au Nigéria.
(**) "Oyibo" : « la femme blanche »
-------------------------------------------
petite note explicative....
Lorsque j'ai écrit ce texte, je participais à un atelier d'écriture et "le portail bleu" est l'un des derniers textes que j'y ai publiés... cette petite fiction s'inspire d'assez près , vous l'avez sans doute compris, de la réalité... la mienne.
commenter cet article …