Le 24ème jour : Mardi 9 mai – SAN JUAN DE ORTEGA/BURGOS (32 km) | |
Après la grêle tombée hier soir, les chemins sont encore un peu boueux, mais ce matin il semble qu'il fasse beau lorsque le brouillard se déchire, par intermittence... Béa et moi décidons de faire route ensemble sur cette étape. Nous parlons beaucoup, peut-être est-ce dû à ces journées de marche solitaire qui ont précédé… Nous traversons un petit bois de pins, une clairière où le soleil peine à darder quelques rayons à travers le brouillard épais qui baigne tout le paysage par endroits, puis à nouveau un petit bois de chênes verts… Nous devons traverser quelques champs, ouvrir et refermer de grands portails de bois ou de barbelés pour éviter que le bétail ne divague sur les voies rurales.
Après les petits villages d’Agès et d’Atapuerca, le chemin grimpe sec jusqu’à un immense plateau cerné de barbelés qui domine Burgos. Nous traversons un terrain militaire et bien que notre but soit visible au loin il semble s’éloigner à chaque pas, c’est le plus long trajet que j’entreprends sur une journée depuis le début de mon périple mais sans doute pas le plus long de tout le chemin...
Sur le plateau une silhouette étrange semble nous suivre, au début nous n’y prenons pas garde, mais sur cette lande pelée où nul accident du terrain ne vient rompre l’uniformité du paysage cette silhouette qui apparaît puis disparaît semble plutôt anachronique… Piquées de curiosité nous y prêtons un peu plus attention. Il s’agit d’un homme à l’accoutrement bizarre, pantalon gris, chaussures boueuses, et un imperméable « rouge » à capuche. Un peu tôt pour un père Noël… On dirait qu’il veut capter notre attention mais, en même temps, qu’il se cache… A un détour du chemin nous l’apercevons encore et là nous comprenons tout de suite à qui nous avons à faire… Il s’agit d’un exhibitionniste, complètement nu sous son imperméable et dont les bas de pantalons tiennent avec des élastiques aux genoux…. Nous hésitons entre la frayeur et le fou-rire… et le fou-rire l’emporte car ce pauvre hère a plutôt l’air minable et nous pensons qu’il doit être transi de froid… Nous accélérons quand même le pas et nous nous congratulons d’avoir eu la bonne idée de marcher à deux ce matin… L’animal fera parler de lui à l’étape du soir, où quelques pèlerines nous conteront leur mésaventure, sans qu’il y ait eu ni agression ni violence… mais il sera signalé aux autorités qui mettront vite un terme à son spectacle de « nu artistique »…
Cette rencontre imprévue nous interpelle sur les dangers possibles du chemin. On entend beaucoup de choses d’une étape à l’autre… des mises en garde, des peurs irraisonnées, des « on-dit », j’avoue n’avoir encore jamais ressenti ce genre de peur depuis mon départ … je croise les doigts pour que ça continue.
Nous redescendons du plateau qui ouvrait une fenêtre immense sur les alentours de Burgos et le village de Villalval en contrebas sur notre gauche. On aperçoit, toujours au loin, la ville, on devine la cathédrale… mais plus on approche et plus elle semble s’éloigner… Nous pénètrons dans un petit village charmant : Orbaneja et décidons d’y faire halte quand une odeur de « tortilla » et de « jamon » vient nous chatouiller les narines. Nous goûtons le fromage de brebis local, une merveille, et prenons le café au bord de la ruelle où un rayon de soleil vient nous caresser. Visages tendus vers le bel astre nous emmagasinons un peu de sa chaleur et il s’en faudrait de peu que l’on somnole pour de bon… Il reste encore un grand chemin à faire dont la plus grande partie se fera dans la cité. Nous redoutons toutes les deux cette traversée de ville, l’asphalte n’est pas tendre sous le pied et retrouver l’agitation des rues, la pollution des gaz d’échappement, nous qui vivons en marge depuis des semaines, nous angoisse un petit peu…
Alors que nous quittons à regret notre petite halte épicurienne, nous rencontrons Marco et cheminons avec lui jusqu’à l’entrée de Burgos. Marco est issu d’une famille noble et riche et se destinait au sacerdoce. Il sort du séminaire et il est beau comme un dieu… c’est peut-être la raison qui le pousse sur le chemin : réfléchir à la réalité de sa vocation, car dit-il les filles sont trop belles et je ne saurai pas résister toute une vie… Son humour et son détachement (il est peut-être plus aisé d’être « détaché » des choses terrestres quand on est sûr qu’on n’en sera jamais privé…) nous accompagne avec légèreté, nous rions beaucoup et la fatigue semble se tenir encore un peu en retrait…
Nous abordons les faubourgs de Burgos qui semblent n’avoir pas de fin. Longs murs gris, zones industrielles interminables, voies rapides encombrées de véhicules bruyants et polluants… l’entrée de Burgos est infernale. Nous avons déjà parcouru 24 km, nous ne le savons pas encore mais il nous reste 8 km à faire pour traverser la ville et atteindre le refuge qui se trouve au centre du Parc El Parral à la sortie de Burgos… oui, un enfer.
Je salue au passage la statue équestre du grand capitaine Rodrigo Diaz de Bivar, dit Le Cid Campéador (de l’arabe Sidi, « mon seigneur »), et alors que nous nous extasions devant le fameux cavalier je surprends le regard d’une passante. A l’œil qu’elle me jette je réalise soudain que ma tenue n’a rien d’élégant. Si ce n’était notre coquille bien en vue sur notre sac à dos, beaucoup nous prendrait pour des SDF. Nous en avons un peu l’allure et la vie que nous menons d’étape en étape, sans vrai souci d’élégance ni soin de maquillage et de coiffure a rendu notre mise très « basique » pour ne pas dire « rustique »… Je regarde mes chaussures boueuses, mes mains rendues rugueuses par la vie au grand air, j’imagine mon teint légèrement cuivré (mais surtout grisé par la poussière du chemin), mes habits vraiment défraîchis même s’ils sont lavés régulièrement et je ressens soudain la honte que certains regards peu amènes peuvent déclencher… Je me rassure aussitôt en me pensant « pèlerine » mais ce malaise resurgira de loin en loin lorsque je traverserai les grandes villes. Cela me conforte dans l’attitude bienveillante que j’adoptais jusque là avec les gens de la rue et renforce mon désir d’être avec eux encore plus avenante, du moins de ne pas avoir ce regard qui vous renvoie dans la marge et ne fait aucun cas de votre dignité…
Dans le dédale des rues il devient difficile de retrouver la bonne voie et malgré notre fatigue intense nous souhaitons aller jusqu’à la Cathédrale Santa Maria de Burgos, la reine des Cathédrales gothiques, une des plus belles d’Europe. Nous y parvenons enfin… elle est fermée et en réfection, nous ne pourrons que graver dans notre rétine ses vertigineuses flèches s’élançant dans le ciel un peu moins gris… Nous traversons enfin le quartier des gitans avant de parvenir à l’Albergue de Peregrinos dans le grand parc El Parral. Je suis sur les rotules et mon pied droit me donne bien du souci. L’accueil est excellent et me réconcilie avec les hospitaleros. Après la douche, chaude, je me sens des ailes.
Tous les préfabriqués qui composent le refuge de pèlerins sont pleins, on a installé dans le parc d’énormes tentes militaires vert kaki… C’est dans l’une d’elles qu’on m’attribue un lit de camp, c’est spartiate mais c’est un lit… je n’en demande pas plus.
Nous allons diner chez « Gloria », une adresse qui passe de pèlerin en pèlerin… une bonne adresse somme toute car après avoir goûté ses délicieux « garbenzos au chorizo» (pois chiches), le sommeil viendra me cueillir alors que je me dis que je ne sens plus mes jambes, que mon pied droit me lancine, que je me sens mâchée de toutes parts, fourbue et courbaturée mais que pour rien au monde je ne m’arrêterai avant Compostelle…