Le 29ème jour : dimanche 14 Mai Carrion de los Condes/Calzadilla de la Cueza (18km) | |
Réveil un peu tardif ce matin, mais j’ai du mal à quitter les draps de lin brodés des Moniales de Santa Clara. Un coin de ciel bleu se profile entre les rideaux de dentelles de ma petite cellule douillette. Il fait beau, cela me donne le courage de quitter mon lit. Je descends au « réfectoire » où un café chaud m’attend déjà… Je suis servie dans un silence joyeux et dans cet espace où la parole est bannie, les gestes sont harmonieux et l’on devine que les mots ne sont pas toujours nécessaires… Cette halte au couvent des « carlistes » qui ont fait vœu de « silence » me fait l’effet d’une véritable étape de luxe…
A 8 h 30 je reprends la route pour ce qui me semble être une journée sans grandes difficultés. Je traverse la ville, passe sur le pont qui enjambe le Carion sur les berges duquel, hier au soir, nous avons esquissé des danses païennes. J’aperçois sur l’autre rive l’imposant Monastère de San Zoilo et j’entame, sur le goudron, la portion de route qui rejoint trois kilomètres plus loin le chemin de terre rectiligne qui part vers Sahagun. J’ai choisi de faire cette longue étape de Meseta en deux jours. Je m’arrêterai donc aujourd’hui à Calzadilla de la Cueza. Bien qu’elle soit relativement courte (18 km) on dit cette étape difficile et le soleil tape déjà fort en ces premières heures du jour. Prévoyante, j’ai fait provision d’eau : une grande bouteille dans mon sac, deux petites dans mes poches…
Il faut dire que cette traversée des terres désertiques de Castille constitue l’épreuve la plus difficile du chemin. C’est là dit-on que se situe, pour qui l’accepte avec courage, l’épreuve ultime, l’effort nécessaire à la « connaissance de l’esprit qui anime le Camino ». La preuve « initiatique »… Serai-je différente demain ? vais-je tout à coup, au bout de l’étape, posséder la connaissance universelle ? celle qui me permettrait, enfin, de tout comprendre…
Je ne marche que depuis un peu plus d’une heure, je viens de dépasser les ruines de l’Abadia de Benevivere, mais j’ai déjà vidé mes deux petites bouteilles d’eau, celles que je portais dans chacune de mes poches. La route goudronnée s’arrête là où commence une longue piste rectiligne et caillouteuse. De petits arbres ont été plantés récemment tous les dix mètres, mais sont encore trop chétifs pour dispenser un peu d’ombre. Lorsque j’ai quitté Carrion j’ai eu l’occasion de dépasser quelques pélerins, d’autres m’ont doublée rapidement… mais maintenant je ne vois plus personne, ni devant, ni derrière, je suis seule…
Devant ce ruban de cailloux qui s’étire à l'infini j’ai comme une appréhension. Le soleil est maintenant haut dans le ciel et tape fort. Après deux heures de marche mon pas est moins vaillant, je n’ose plus lever la tête de peur de découvrir le même horizon sans fin : ce chemin roux bordé de champs uniformes à droite comme à gauche… Ce paysage fleuri mais vide de toute construction est celui du « Pàramo », qui signifie « désert », tout comme le mot « Meseta ». Si je l’avais ignoré je l’ aurais bien compris maintenant. Le désert… à perte de vue. Ni maison, ni arbres, ni ruisseau, ni même chants d’oiseaux… Cette immensité, cultivée mais sans vie, m’impressionne… Et le silence aussi… je n’entends que le bruit, rythmé, de mes propres pas. Jamais je n’ai été aussi consciente d’exister… d’être… Impression étrange d’être vivante au milieu d’un monde inerte.
Au zénith mon ombre est devenue presque invisible, comme si les éléments essayaient de « gommer » mon existence. Je tape mon bâton sur le sol, plus fort que nécessaire, non pas que le silence me fasse peur mais pour affirmer que j’existe. Et puis j’ai besoin de marquer le tempo de mes pas, pour ne pas rompre cette marche monotone et qui semble si vaine, pour me donner de l’énergie aussi… Ce rythme, ce bruit que l’on n’entend plus que sur les chemins de terre, cette musique oubliée des gens de la ville, cette cadence là, envoûtante, me rassure et m’encourage. Et du courage, là maintenant, j’en ai besoin pour continuer sans désespérer…
Je lève encore les yeux pour découvrir que rien ne bouge, ni dans les champs alentour, ni même à l’horizon. Entraînée par le martellement de mon bâton j’arrive à fredonner une mélopée insensée et sans fin, une sorte de chant guttural qui me vient des tripes, qui résonne dans ma poitrine, remonte d’un ailleurs inconnu et incertain, comme un chant oublié et retrouvé soudain. Je commence à compter mes pas… je calcule mentalement les distances, celle que je connais : la longueur de l’étape, celle que je suppose : la distance qu’il me reste à parcourir… Je multiplie, j’additionne, j’établis une règle de trois, je conjugue au conditionnel, je continue à compter…. Et je regarde désespérément vers l’horizon muet.
Je termine ma grande bouteille d’eau. Voilà, je n’ai plus d’eau. Et je commence à douter. Me serai-je trompée ? Ai-je pris la bonne route ? Pourquoi n’y-a-t-il personne sur le Chemin ? C’est impossible, j’ai déjà parcouru une bonne douzaine de km sur ce ruban de cailloux, et je ne vois pas l’ombre d’un village à des lieues d’ici !!!
Je continue de compter en marchant, de marcher en chantant, de chanter en comptant. Peut-être ma cadence s’est-elle ralentie, peut-être est-il moins tard que je ne pense, peut-être me suis-je trompée dans mes calculs ?
Les yeux perdus, au ras de mon chapeau de cuir, j’observe encore une fois, avec beaucoup d’attention cet horizon qui me nargue. Non… rien… pas « l’ombre » d’une vie.
Le chemin remonte et m’oblige à un effort supplémentaire, mes pensées se dispersent entre l’angoisse d’être perdue, la peur d’avoir encore de nombreux kilomètres à parcourir, et l’espèce d’euphorie que je ressens à être libre et seule, dans un espace sans limites visibles, un peu comme si le monde m’appartenait.
Arrivée au plus haut de ce dernier dénivellé je ressens un soulagement infini… J’aperçois enfin les toits roses et ocres de Calzadilla qui me semble être tout bonnement le paradis… Le refuge est juste au bas de la pente raide qui mène au village. Lorsque je demande à l’hospitalier si je peux passer ici la nuit il s’empresse de me répondre : bien sûr, mais ne pleurez plus, il y a ici tout ce qu’il vous faut : une douche chaude et un lit confortable, s’il vous plait ne pleurez plus… et je m’effondre en pleurant de plus belle.