Le 17ème jour – Mardi 2 Mai 2005 : VILLAMAYOR /LOS ARCOS
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Cette nuit, couchée sur le sol en carreaux de marbre, j’ai eu très froid… J’ai entendu sonner les heures (et les demi-heures)… J’ai dû somnoler quand même un peu car je me réveille en sursaut alors que le jour est levé. Je rassemble rapidement mes affaires car j’ai hâte de repartir… l’endroit où j’ai dormi ne comporte ni douche ni wc et j’ai un besoin urgent d’aller arroser les coccinelles…
Villamayor est située entre deux grands refuges, celui d’Estella où j’ai dormi la veille et celui de Los Arcos où je compte faire halte pour la nuit. J’ai donc fait hier soir le tiers de l’étape prévue pour aujourd’hui… malgré ça, je me retrouve déjà « rattrapée » par des pèlerins partis d’Estella aux aurores … et je dois patienter encore 3 bons km avant de trouver, entre deux vagues de marcheurs, un endroit calme au pied d’un arbre (saule ou olivier, je ne sais plus) à qui fournir un bon engrais…
Ensuite, je me sens pousser des ailes… mais je n’ai jamais autant vu de marcheurs que ce matin… Le chemin de terre, assez rocailleux, trace à travers champs dans des zones pratiquement désertiques… C’est beau ! De part et d’autre, des champs de blé encore vert, d’orge ou de seigle… je ne sais… marcher au milieu de ce tout me donne la pêche !…
Et puis il y a les odeurs du petit matin, l’air est empli d’odeurs, de terre, de menthe poivrée, d’herbes froissées, de fleurs que je n’arrive pas toujours à identifier, de lisier parfois… odeurs d’étables qu’on ne voit pas… et odeur de l’eau à l’approche des ruisseaux, odeur humide du sol chauffé aux rayons du soleil, odeur des particules de poussières dès que le soleil est plus chaud… Je n’ai jamais rencontré un tel sentiment de liberté. J’ai tout à coup le cœur qui explose… aux idées moroses de la veille succède un sentiment de plénitude jouissive… De loin en loin se succèdent zones rurales isolées et villages désertés (despoblados), quelques bergeries, quelques abris signalent une présence récente… et sur un promontoire, tout en haut d’une colline au loin, j’aperçois le sanctuaire de San Gregorio Ostience.
Les 13 km qui me séparent de Los Arcos sont vite franchis… j’entre vers midi dans la ville aux arcades, le refuge est placé au bord d’une rivière où pataugent de nombreux canards… Il y a déjà beaucoup de monde, on m’attribue le lit n° 17 dans une chambrette de 4 lits. C’est propre et confortable, tout paraît neuf et bien entretenu, il y a des douches chaudes et des wc, un vrai petit paradis… tenu de mains de maîtres par un couple de Belges qui prend à cœur la bonne marche du gîte…
3 basquaises partagent ma chambre, très sympathiques elles me racontent leur périple depuis Ostabat dont elles sont originaires… après plusieurs essais malheureux (2 départs, 2 retours, neige, entorses, ampoules et autres maux…) elles ont finalement réussi à franchir le col de Roncevaux quelques jours après moi, en repartant de la Vierge d’Orisson d’où elles avaient échoué à leur dernière tentative…
L’ambiance du gîte est très sympathique… si différent d’Estella… je pars déjeuner en ville, j’en profite pour visiter la cathédrale, son petit cloître gothique flamboyant, magnifiques, et je me perds avec délice dans les vieilles ruelles. J’erre, le nez en l’air et j’aperçois un nid de cigognes sur le toit d’une église… Je fais quelques emplettes et puisque le gîte est bien équipé je me lance dans la confection d’une « camouniya » … Comme j’en ai fait largement pour moi, je partage ce qu’il me reste… succès assuré dans un domaine où j’ai bien remarqué que la plupart du temps c’est un peu chacun pour soi… |
Ces pèlerins, dont je fais pourtant partie, m’étonnent… Ils « gèrent » leur pèlerinage comme ils organisent sans doute leur vie ou leurs vacances… Leurs étapes sont planifiées, le nombre de kilomètres journaliers est prévu conformément aux topos guides qu’ils utilisent, la plupart de ceux à qui j’ai parlé du sujet peuvent me donner au jour près la date de leur arrivée à Compostelle… certains ont déjà leur billet de retour en train ou en avion… Bon c’est vrai que beaucoup ont une obligation professionnelle avec date de retour impérative… mais cela me gênerait beaucoup d’avoir à penser que je dois être ici ou là à telle date et de connaître déjà par avance le moment où ce voyage se terminera…
Je crois bien, depuis que j’ai entrepris cette longue marche, que je n’ai jamais pensé à mon retour… Je ne sais pas encore si je m’arrêterai à Compostelle ou si je continuerai jusqu’à Fisterra… J’ apprécie cette idée de n’avoir en tête que les heures à venir… aucun projet autre que celui d’avancer … même pas le but du refuge à atteindre pour le soir… petit à petit je me satisfais de cette nonchalance à ne rien prévoir d’autre que de mettre mes pas dans le pas de ceux qui m’ont, depuis des siècles, précédée.
Hier j’étais troublée par le départ de ma sœur, par le fait que je venais de revoir ma famille et que je la quittais pour la seconde fois, mais aujourd’hui les quelques 12 ou 13 km que j’ai parcourus entre Villamayor et Los Arcos m’ont fait franchir une frontière invisible. Je sais que les miens peuvent « survivre » sans moi… je me déleste de tous ces fils ténus mais pesants qui me tiraillent et me retiennent en arrière… oui, à compter d’aujourd’hui je pars en avant et pour mon seul profit…