Tous les jours vous passez aux mêmes endroits, sans les voir, et puis un jour vous vous arrêtez, vous prenez votre temps, vous regardez, vous écoutez, vous sentez... vous découvrez !
Luanda : Etat des lieux
MINUIT - MIDI
Angle Avenue Merien N’Guabi et Rua Commandante Dangeureux
Aujourd’hui j’ai pris le bateau et suis allée à Mussolo… J’ai eu beaucoup de mal à traverser la baie de Luanda : beaucoup de vent, une petite houle hachée qui m’obligeait à piloter serré, les embruns, le soleil, la fatigue… je me suis couchée de bonne heure.
C’est la musique qui m’a réveillée… Une musique incongrue à cette heure tardive. Je n’ai d’abord entendu que les basses qui semblaient faire vibrer les murs… Sans allumer la lumière, je suis sortie sur le balcon et, pieds nus, me suis acoudée au muret. Maintenant, du haut de mon promontoire, au 8ème étage, dans le noir complet, observatrice aveugle mais attentive, j’écoute la nuit.
Mariage, ou soirée privée ? La musique semble provenir d’une maison particulière, quelque part à 200 mètres à droite. Je n’entends plus seulement les basses, je crois même reconnaître la voix chaleureuse de Paulo Flores, je me laisse bercer par le rythme d’une salsa luso-africaine et me surprends à balancer en cadence. En Afrique la musique prend possession de vous, même contre votre gré.
J’habite la Résidence Impala, à l’angle de l’Avenida Merien Nguabi et de la Rua Commandante Dangeureux. L’avenue, à double sens, est une des plus fréquentée de la ville. L’autre rue, perpendiculaire, n’était encore il y a quelques jours qu’une transversale de terre battue, aux énormes nids de poules, où s’entassaient en monticules infranchissables déchets, ordures et résidus de toutes sortes.
Il y a une semaine les bull-dozers sont arrivés. La rue a été débarrassée des immondices, carcasses de voiture, et autres canalisations oubliées et recouverte d’un goudron tout neuf. L’asphalte noir se détache dans la nuit, large bande sombre d’où émergent, en deux taches contrastées les vêtements blancs de deux jeunes gens enlacés sous le grand badamier.
Petit à petit mes yeux s’habituent à l’obscurité. Je commence à voir distinctement les silhouettes des immeubles qui se détachent alentour sur le ciel étoilé. Etrange comme les astres scintillent au-dessus de la ville. Je me souviens qu’en France il était impossible d’apercevoir la voie lactée sinon dans la nuit noire, à la campagne ou en montagne… Ici, entre les sempiternelles coupures d’électricité, les générateurs poussifs et les câbles arrachés, les lumières de la ville ne sont plus assez puissantes pour atténuer l’éclat des astres.
J’aperçois la croix du Sud, juste au-dessus de l’éclat rouge des néons de l’hôtel Alvalade qui me fait face. Tout autour de moi des silhouettes massives parmi lesquelles je distingue à droite la Résidence Motta et plus à droite encore celle de Palanca. Devant moi, en contrebas, l’orphelinat, sa petite école et les bâtiments de la communauté religieuse qui les abrite et je devine les masses sombres du jardin magnifique que les sœurs entretiennent avec beaucoup de soins et beaucoup d’eau. Les grands palmiers bercent leurs palmes sous la brise fraîche et légèrement humide qui nous parvient du large, d’au-delà d’Ilha.
De l’énorme albizia qui marque le carrefour des deux rues partent des pit-pit aigus et réguliers dont je sais qu’ils proviennent des nombreuses chauve-souris qui y ont trouvé refuge. Leur rythme syncopé fait écho à la musique, toujours présente, qui m’a tout à l’heure réveillée. A présent je reconnais la voix voluptueuse de Cesaria Evora et je la revois comme elle m’est apparue la première fois : visage inspiré, pieds nus sur la scène, un mouchoir à la main, elle souriait à Dieu, au public et à ses musiciens et trempait parfois ses lèvres dans un petit verre d’alcool posé là, comme par hasard, sur les baffles de la sono.
De « Mornas » en « Saudades », sa voix de miel et de rocailles fait l’écrin de ce moment nocturne volé à mon sommeil inutile… Que de temps perdu à dormir semble me dire la nuit.
Entre deux passages bruyants de voitures, j’entends les voix de quatre piétons qui descendent l’avenue et disparaissent au coin de la rue, happés par la nuit. Un autre marcheur nocture remonte l’avenue dans l’autre sens, vêtu de couleur sombre, il passe les deux mains dans ses cheveux d’un geste lent, est-ce pour lisser sa coiffure ou pour se décharger de trop de lassitude ? Je suis du regard sa lente progression… où habite-t-il ? Dans l’un de ces immeubles grisâtres et délabrés qui bordent l’avenue, dans l’une des maisons colorées, vestiges coloniaux d’une présence portugaise cinq fois séculaire, ou plus probablement dans l’un de ces abris de fortune dont la multiplication au cœur et à la périphérie de la cité forme ce que l’on appelle ici les musséqués ?
Cette nuit paisible et douce est étrange…Je rencontre peut-être là un aspect de Luanda qui m’avait encore échappé… Serait-ce l’heure de sagesse où la ville, plus calme et plus sereine m’offre, comme un cadeau gracieux, ces sensations douces et diffuses où l’on peut aller piocher quand le monde nous désespère… ?
Jour de la Réconciliation Nationale, aujourd’hui est un jour férié.
De mon balcon j’observe à nouveau la ville étrangement calme et les rues désertées…
Même décor, mais tout a changé. Le soleil a chassé la nuit et innonde la rue, les ombres nocturnes ont fait place aux couleurs de la vie. Mon regard est attiré par l’éclat mouvant d’un chemisier bleu porté par une femme qui traverse la rua Commandante Dangeureux. Elle porte sur sa tête une immense bassine de faïence émaillée remplie de bananes vertes. Sa jupe large flotte autour d’elle, elle est seule dans la rue mais se déplace comme si une foule la regardait, fière, simple et altière. Elle a l’air heureux.
J’entends, sur la droite, un groupe bruyant mais invisible, au-delà de Palanca dans le quartier de Maianga. Quelqu’un utilise un sifflet, comme pour accompagner un rythme….le bruit des voix s’accélère et s’amplifie, puis éclate sous une salve d’applaudissements.
Devant moi la cour de l’orphelinat est déserte, les jardins aussi, sauf cette ombre qui se glisse derrière le frangipanier, s’accroupit et profite de cette relative solitude pour déféquer à tous vents. Sous le couvert des arbres qui bordent la congrégation je ne vois que les tongues jaune vif d’une jeune femme qui passe à quelques mètres de l’homme accroupi, sans le voir.
Des immeubles dont les ombres imposantes occultaient la clarté de la nuit hier, on ne voit que les taches de couleurs du linge pendu aux fenêtres aujourd’hui. Dans les feuillages aussi le piaillement des oiseaux a remplacé le pit-pit des chauves-souris.
De l’Avenida Merien N’guabi débouchent deux femmes lourdement chargées. Elles marchent au milieu de la rue, déchargent soudain leurs fardeaux par terre et marquent une pause pour mieux les reprendre en main. Je remarque les sacs plastiques dans lesquels elles transportent leurs achats. Blancs à rayures bleues. C’est l’arrivage du mois. De Décembre à Janvier dans tous les commerces de Luanda les sacs plastiques étaient blancs puis en Février-Mars ils étaient bleus, depuis une semaine les sacs plastiques sont blancs à rayures bleues…peut-être seront-ils rouges ou bien verts le mois prochain ?
Mon regard se déporte encore vers Maianga : assis sur une chaise, à l’ombre d’un acacia le gardien de Motta dort bouche ouverte, sa mitraillette négligemment posée sur son avant-bras gauche, sa main droite posée l’index sur la gachette. A deux pas de lui, un chien jaune somnole dans la carcasse d’une voiture complètement désossée. Ni l’un ni l’autre ne semble perturbé par les cris d’excitation des jeunes joueurs de basket qui entament une partie effrénée dans la cour de l’immeuble. Quelques badauds ont grimpés sur la murette qui les sépare de la rue pour mieux suivre le match.
Entre le tas de goudron et le tas de sable oubliés après les travaux de restauration de la rue, un enfant endimanché étrenne ses chaussures neuves. Il marche comme sur des œufs, sans doute a-t-il reçu consigne de ne pas salir ses chaussures. Il erre, désoeuvré, d’un bout à l’autre de la rue, les bras ballands, le regard vague. D’autres enfants en short, torse et jambes nues, galopent et crient sur l’asphalte chaud où ils lancent et font tourner à l’aide de baguettes de bois, les cadres métalliques des roues de bicyclettes dont ils ont fait des cerceaux.
Je remarque, juste sous mon balcon, qu’une femme portant sur sa tête une énorme bassine de plastique rouge remplie de fruits de la passion, s’est baissée, posant un genou à terre pour se mettre à la hauteur des mains de sa cliente et lui permettre de choisir elle-même ses fruits. En repartant, elle ramasse une boite en plastique jaune, jetée par terre, lui trouvant sans doute un autre usage pour une autre vie…
Le soleil est maintenant au zénith et me renvoie dans l’ombre fraîche de mon appartement.
Fruits de cette observation tranquille et silencieuse quelques images s’imposent et se juxtaposent : celle de femmes toujours en mouvement, celle d’hommes jouant ou devisant nonchalamment, celle d’un pays de mixité culturelle féconde, celle d’un monde où le tragique et le dérisoire se cotoient et où cependant la vie s’écoule et se construit, différemment.
Martine
Pèlerine et Citoyenne du Monde
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