47 ème jour : PALAS DE REY/RIBADISO DE BAIXA (26 km) | |
J’ai dormi comme une souche, profondément… Je me réveille vers 7 heures alors que mes amis pèlerins Heinz et Joël sont déjà partis. Je sais qu’ils marchent beaucoup plus vite que moi et je n’ai pas eu le temps de leur demander où ils comptent dormir ce soir. A vrai dire je n’en sais rien non plus… j’ai l’intention d’aller aussi loin que mes jambes voudront me porter et je m’arrêterai si un endroit me plaît…
Il fait très beau, à l’heure où je reprends le chemin le soleil tape déjà fort. Ce ne sont plus les brumes du matin des premiers jours de mon périple. Je suis partie le 16 avril, il neigeait encore sur les Pyrénées, il pleuvait souvent en traversant la Navarre, petit à petit de la Rioja à la Galice, les jours ont rallongé, le soleil s’est fait plus chaud et nous sommes déjà le 1er juin… l’été est bien là.
Après avoir traversé le Campo dos Romeiros (le champ des Pèlerins) dans la ville basse, je rejoins la nationale et retrouve vite les chemins empierrés jusqu’à Carballal. Je n’ai pas déjeuné avant de quitter Palas de Rey, et lorsque je vois sur ma gauche une ferme qui propose un bon "desayuno" je m’arrête pour boire un café. La ferme est magnifique, il y a là une merveilleuse fontaine et un silo à grains de toute beauté. Je prends mon temps. Plus Santiago se rapproche et moins j’ai envie d’aller vite. Alors que je finis mon café, un pèlerin s’arrête devant la ferme et hésite à s’avancer. Je l’interpelle et lui confirme qu’on peut déjeuner. Il s’installe à ma table, et nous restons là quelques minutes sans parler. Puis pour chasser le silence qui s’installe je me présente mais je sens chez mon interlocuteur comme une réticence. Il ne se nomme pas, mais me demande d’où je viens, depuis combien de temps je marche. J’essaie de le mettre à l’aise et en même temps lui fais comprendre qu’il n’est pas obligé de me faire la conversation et qu’il peut partir s’il le désire. J’insiste sur le fait que je marche lentement et que c’est la raison (c’en est une) pour laquelle je marche toujours seule. Ca a l’air de le rassurer. Peut-être avait-il peur de se trouver soudain avec une compagne de marche encombrante. Il me demande où je pense faire étape ce soir. Je n’en sais rien encore, mais j’ai entendu parler de Ribadiso… peut-être vais-je m’arrêter là-bas…
Finalement, mon compagnon du moment se déride un peu, nous parlons du chemin et la conversation devient plus personnelle, j’ai même l’impression que ce pèlerin rétif prend goût à nos échanges. Son visage s’éclaire un peu, il sourit. Après une bonne heure nous décidons de repartir et je le laisse prendre très vite les devants, mon petit pas ne pouvant rivaliser avec ses grandes enjambées… Bientôt je n’aperçois même plus sa silhouette. Je suis à nouveau seule et goûte pleinement chaque portion de paysage qui s’offre à moi.
Et ces verts ! Une magnifique prairie où caracolent quelques chevaux me donne l’occasion d’une pause. Elle est bordée de joncs et d’iris d’eau d’où monte un concert orchestré par un millier de grenouilles bien décidées à se faire entendre. Quelle cacophonie !
Cette étape est tout aussi rurale et aquatique que celles des derniers jours. Je traverse Pallota, petit hameau aux balcons fleuris, perdu dans la verdure, puis Casanova. Parfois le chemin se retrécie jusqu’à n’être plus qu’un petit sentier de terre, parfois encore je marche sur un chemin empierré ou pavé, bordé de murets de pierres sèches. C’est beau. Je m’émerveille de découvrir à chaque foulée tant de beauté.
Je marche depuis trois heures quand je traverse Leboreiro. J’ai passé plusieurs ruisseaux à gué, Rego de Vilar, Rio Seco, et l’eau semble courir tout au long de ce tronçon. Présente au bord des champs, sous la voûte des grands chênes et chataigniers, elle rend l’étape supportable malgré la chaleur qui tombe du ciel comme une chappe infernale.
J’arrive enfin à Furelos, je marche depuis 4 heures, et lorsque je franchis le petit pont médiéval qui enjambe la rivière du même nom, je rencontre « Concepcion ». Elle porte un chapeau de paille orné d’un ruban rouge. Tout son visage est un sourire, même ses yeux, surtout ses yeux. Elle tient absolument à me faire visiter l’église et me raconte comment son village fut sauvé d’une inondation par la force de la prière, alors que toute la population s’était réfugiée dans l’église qui fut la seule épargnée par les flots.
Je lui demande où je pourrais faire halte et peut-être trouver à grignoter… Justement me dit-elle, son mari « Jose » l’attend à la « tienda », elle m’y accompagne et tout en marchant me pose toutes les questions auxquelles j’ai déjà eu maintes fois l’occasion de répondre… Qui je suis, d’où je viens, si j’ai des enfants…. Concepcion me parle d’elle aussi, de son mari, des travaux des champs, de son village, de sa maison. Nous retrouvons Jose attablé dans la tienda qui fait à la fois office de bar, de restaurant, de boulangerie et d’épicerie. Concepcion et Jose insistent pour que je partage une "tortilla" avec eux. Je m’exécute avec plaisir mais il sera impossible de régler mon repas, ce serait leur faire injure. Ils me demandent pour toute rétribution de faire quelques photos d’eux et de leur envoyer à mon retour en France. J’ai du mal à les quitter. Comme je l’ai souvent pensé depuis mon départ, ce voyage à travers le temps, l’espace, et la vie des autres, me donne l’envie furieuse de le poursuivre indéfiniment et de m’arrêter où je veux, aussi longtemps que je le veux… Mais je me dis aussi que c’est peut-être un leurre de croire que je profiterais mieux de ces moments et de ces gens si j’avais tout mon temps, car ce qui fait la richesse de nos rencontres, c’est peut-être justement de n’être là que de passage. Le contact serait-il aussi facile si je n’étais pas simplement une pélerine qui ne fait que passer ?
Je reprends donc la route, le pas juste un peu plus pesant après avoir trinqué à l’amitié avec Concepcion et Jose. Le soleil est toujours aussi chaud, mais je me trouve dans une zone beaucoup moins ombragée en traversant Melide et j’ai un peu de mal à retrouver mon rythme.
Alors que je longe un énorme mur bordant sans doute une immense propriété privée, j’ai l’impression que quelqu’un me suit, mais lorsque je me retourne je ne vois personne. Je continue avec cette curieuse impression pendant quelques centaines de mètres et puis je me dissimule derrière un pan de mur et j’attends. Quelques secondes à peine… Un chien, un berger allemand, sort d’un fourré et me cherche du regard. Je me montre à mon tour. Le chien, surpris de me voir si près, a un moment d’hésitation puis s’avance vers moi. Il me renifle, gémit, puis prend la route avec moi. Je pense qu’il s’agit sans doute du chien de la belle propriété que j’ai longée et je suis plutôt amusée de le voir m’accompagner. Mais au fil du chemin je m’inquiète, le chien ne semble pas vouloir me quitter et nous nous éloignons de plus en plus de ce que je crois être sa maison. Je lui dis de partir, tape du pied pour lui faire peur, mais rien n’y fait. Il me suit sur le gué du rio Catasol, puis sur le pont de l’arroyo Valverde, quelques km plus loin il est toujours avec moi. A Peroxa je m’arrête près de la fontaine. J’essaie de m’éclipser pendant que le chien s’y abreuve, mais le malin a vite fait de me rattraper. Je suis maintenant très inquiète car j’approche de la grande route qu’il va falloir traverser. Je me dis qu’il va bien falloir qu’il reparte en sens inverse et j’ai peur qu’il ne se fasse écraser. La mort dans l’âme je me mets à lui jeter des pierres pour qu’il reparte dans l’autre sens. Je ne supporte pas son regard d’incompréhension et je me sens très mal d’agir ainsi, mais il me semble que je le fais pour son bien. Il repart enfin, la queue basse, mais s’arrête à quelques dizaines de mètres et me regarde partir. Je me sens méprisable car je comprends enfin que ce chien a probablement été abandonné sur le chemin et qu’il cherche un maître. J’ai l’impression qu’en le laissant au bord du chemin j’abandonne avec lui quelque chose de très important. Cette idée me lancine pendant que je continue ma route et traverse Boente puis Sampayo.
Le chemin, bordé d’eucalyptus, resdescend doucement vers Ribadiso de Baixa. J’ai une pierre dans l’estomac… Le soleil décline déjà, encore une fois j’ai marché très lentement, me suis arrêtée souvent, ai prolongé mes rencontres… Il y a peu de chance qu’il reste encore une place pour moi à cette heure tardive…
Et puis j’ai la surprise de voir quelqu’un qui s’avance au devant de moi... Il me semble bien, oui... il me semble bien, qu’il s’agit de ce pèlerin taciturne rencontré au départ de l’étape ce matin. Oui oui, c’est bien lui. Il m’attendait me dit-il. Il a réservé une place pour moi dans le refuge bondé et me propose d’aller diner avec lui après avoir pris ma douche.
On dirait un autre homme, entre celui que j’ai vu ce matin et celui que je regarde ce soir que s’est-il passé ? Il me le dit en même temps qu’il me donne son prénom : Roland. Et ce qu’il me dit me confirme dans le fait que ce chemin très spécial « déclenche » des réactions qui nous échappent un peu, dont nous sommes sans doute les catalyseurs mais où, aussi, intervient une autre « essence » dont je ne veux pas dire le nom.
Ce matin je n’ai rien fait de plus que saluer un autre pèlerin. Lui parler, lui sourire, normalement… Mais il faut croire que la « norme » est une autre « valeur relative » car pour Roland, un bonjour, un sourire, quelques paroles humaines, ne font plus partie de son monde depuis des années. Je ne sais d’où il vient ni ce qui l’a mené vers Compostelle, mais il me dit qu’aujourd’hui je suis un ange sur son chemin et me promet, si nous nous retrouvons à Santiago, de m’en donner les raisons. Il me donne l’impression d’avoir un lourd secret, de porter une charge…
Je ne le questionne pas, mais nous parlons beaucoup et j’ai comme l’impression également que Roland n’avait pas parlé depuis longtemps et que ses paroles se déversent comme les eaux d’un barrage dont on aurait ouvert les vannes…
Nous revenons lentement vers le refuge... C’est un ancien hôpital qui appartenait autrefois aux franciscains de Santa Cristina de la Pena à Compostelle. C’est une magnifique batisse au bord du Rio Izo, ses berges fleuries descendent doucement vers la rivière, ses murs de vieilles pierres ocres et rouges lui donnent des allures de vieux moulin romantique. Le soir tombe déjà...
Je m’endors au milieu d’autres pèlerins très bruyants qui s’agiteront toute la nuit. Mon sommeil est entrecoupé de rêves et d’éveil où un chien aux yeux tristes suit l’ombre d’un homme solitaire…
Levée très tôt, et malgré moi pour suivre le mouvement général, je repars sans avoir revu Roland.