La « libération »
Célestin n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Allongé sur sa natte devant l’entrée de la case, il avait suivi des yeux le trajet courbe de la lune jusqu’au petit jour. Il se leva alors que le soleil n’avait pas encore rougi l’horizon. Il sortit de la case, prit le gros jerrican en plastique, et se dirigea vers la rivière en contrebas du village. Là, pendant que le récipient se remplissait lentement, il tenta d’imaginer la cérémonie qui se déroulerait dans quelques heures. Ses aînés l’avaient averti. Ce serait très douloureux, le plus difficile étant de ne laisser échapper aucun mot, de ne montrer aucune impatience, de ne réagir ni aux insultes ni aux coups. Il fallait laisser les choses se faire selon la tradition, s’il voulait devenir un homme respecté il en passerait par là, comme son père autrefois, comme son frère, trois ans plus tôt. Lorsque le bidon fut rempli à ras bord, il s’arque bouta, muscles tendus par l’effort et revint à pas comptés vers le village. Mama Siata serait contente de ne pas avoir à remonter la colline pour sa provision d’eau de la journée. Bien sûr, sa mère assisterait aussi à la cérémonie, il savait qu’elle partagerait sa souffrance, cela valait bien un bidon d’eau.
Avec précaution, pour ne pas gaspiller le précieux liquide, il remplit une petite bassine émaillée pour sa toilette. Il devait faire honneur à sa famille, se présenter aux anciens le corps, le visage et les mains propres et revêtu de ses plus beaux habits, même s’il savait que ceux-ci allaient souffrir autant que lui… Prenant son temps, Célestin prit un peu d’eau au creux de ses mains et s’en frictionna énergiquement le corps, il se savonna méthodiquement, même sous les pieds, même derrière les oreilles, puis il saisit sa lame de rasoir et avec précaution la passa au plus près de son crâne. Ensuite il regarda fixement ses cheveux tombés à terre et du bout du pied il en fit un petit tas compact pour éviter que le vent ne les disperse. Il s’occuperait plus tard de les brûler lui-même pour ne pas avoir à craindre qu’un esprit malveillant ne les utilise à mauvais escient. Enfin il prit la bassine et l’inclina doucement au-dessus de sa tête pour laisser l’eau ruisseler sur son corps nu. Il se rinça avec application et fit quelques pas autour de la case pour se sécher. Il enfila la chemise blanche et le pantalon gris que sa mère avait soigneusement lavés et mis à sécher la veille. Il mis ses sandales et s’assit sur l’unique fauteuil, en osier, qui trônait devant la case. Et il patienta.
Quand le soleil se leva enfin, sa mère sortit de la case et le trouva là, silencieux. Sans un mot, elle posa sa main sur son crâne rasé, doucement, et il comprit qu’elle aussi n’avait pas dormi et qu’elle avait patienté, à l’intérieur, afin de le laisser se préparer seul.
Quelques heures s’écoulèrent pendant lesquelles, plongé dans ses pensées, Célestin ne vit presque rien autour de lui. Il suivit machinalement le vol babillard d’une dizaine de loriots dorés, regarda avec plus d’attention un couple de calaos à bec rouge très affairé à construire son nid en vue d’une prochaine couvée, chassa du pied un margouillat trop curieux, puis, petit à petit, sentit que s’animait le village. Honoré vint saluer sa mère selon la tradition, le chef du village avait bien connu le père de Célestin qui avait rejoint ses ancêtres quelques jours après sa naissance. C’est d’ailleurs à cet évènement qu’il devait son prénom « goun » : Babatoundé. On le donne à l’enfant qui naît à la suite du décès d’un proche lorsque le nouveau né lui ressemble beaucoup. Cela signifie : « Baba est revenu ». C’était peut-être aussi à cause de cette ressemblance que Mama Siata vouait une tendresse particulière à son dernier né… Toujours selon la tradition, Honoré n’eut pas un regard pour Célestin, il l’ignora ostensiblement, comme s’il était une chose de peu d’importance. Vinrent ensuite les anciens du village, seuls, puis leurs épouses qui déposèrent au pied de Mama Siata, debout devant l’entrée de sa case, quelques corbeilles de fruits, bouteilles d’huile ou d’alcool de palme, savonnettes parfumées, biscuits, sodas… plus rarement une poule comme le fit Agathe, la femme du Chef du Village, qui se présenta, royale, en fin de matinée.
Les femmes aidèrent Mama Siata à dresser l’autel des sacrifices où elles déposèrent, sur un drap blanc immaculé, tous les présents qui s’étaient entassés devant la case, tous, sauf deux poules que Mama Siata gardait pour le repas du lendemain et les savonnettes parfumées, un luxe qu’elle se réservait pour elle toute seule. Le patron de Célestin était un homme peu sensible au savon parfumé et Mama Siata n’avait aucune considération pour la Matronne qui sans doute viendrait vérifier dans la case si aucun présent n’avait été subtilisé. Mama Siata creusa un petit trou sous sa natte, y cachât les savonnettes et les recouvrit de terre. Les présents étaient au final destinés à réduire pour Mama Siata le coût de la célébration. Tout le village y assistait et il fallait fournir l’huile et l’alcool de palme en grande quantité pour satisfaire aussi bien les villageois assoiffés que Shango le dieu Yoruba auquel les sacrifices étaient dédiés. Bien sûr, une bonne partie des présents finirait dans la maison du Patron.
Les jours précédents les hommes du village avaient construit un auvent, recouvert de palmes, sous lequel commençaient à s’entasser sagement les participants. La cérémonie ne commencerait qu’à l’arrivée du Patron, qui bien sûr ferait patienter l’assistance au-delà de la raison, il fallait bien que l’on reconnaisse, ce jour-là, son extrême importance…
Célestin, toujours assis sur son fauteuil, regardait s’agiter les femmes. Il surprit le regard, doux comme une caresse, de Fifamé qui aussitôt baissa les cils en rougissant. Il souhaita à l’instant qu’elle souffre aussi de sa souffrance prochaine et lui offrit en silence toutes ces douleurs à venir. Le jour viendrait bientôt où elle n’aurait plus à baisser les yeux devant lui.
Les heures passaient et le soleil était déjà haut dans ciel. Assis dans son fauteuil Célestin sentait la sueur tâcher sa chemise, mais il était calme, serein, un peu détaché, et il patientait. Il savait qu’il serait le dernier à entrer sous l’auvent, accompagné par son oncle, puisque son père n’était plus là et qu’alors s’élèverait dans l’air le claquement rythmé des mains des hommes sur leur poitrine et le chant joyeux et excité des femmes.
Enfin, alors que Célestin redoutait que le sommeil ne le surprenne, une agitation soudaine lui apprit l’arrivée du Patron, il devina plus qu’il ne le vit, qu’Honoré l’accueillait avec tous les égards à l’entrée du village où un groupe de femmes brandissant de longues palmes leur faisaient une haie d’honneur jusqu’à l’auvent, ils s’installèrent…
Son Oncle, Justin, vint enfin le chercher. Sa mère Siata et Justin son oncle ouvraient la marche, Célestin, légèrement en retrait, les suivait humblement. Ils pénétrèrent sous l’auvent alors que le village tout entier s’enflammait dans un rythme débridé. Le Patron, la Matronne, encadrés par le Chef Honoré et sa femme Agathe, occupaient des fauteuils placés de part et d’autre de l’autel. Sa mère et son oncle se dirigèrent vers les deux fauteuils restés libres. Célestin se tenait droit devant eux, dans une position qu’il espérait suffisamment digne, tout en restant modeste. Les prières à Shango, orisha du feu, du tonnerre et des métaux, et par extension, dieu de la corporation des mécaniciens à laquelle appartenait le Patron, commencèrent alors. Une longue litanie des bienfaits passés accordés par les Dieux au village de Célestin et à Célestin lui-même et des bienfaits futurs pour lesquels les offrandes nombreuses étaient disposées sur l’autel. A chaque couplet prononcé par un ancien répondait l’assemblée fervente dans un unique et vibrant « Amin ». Puis le Chef prit la parole, il remercia d’abord les anciens, puis les membres du village, et se tourna enfin vers le Patron qui d’un coup prit quelques centimètres de plus en se rengorgeant d’avance devant les compliments qui allaient forcément pleuvoir sur sa personne. Fidèle à la tradition, Honoré loua les qualités réelles ou imaginaires du Patron, insistant sur l’accueil qu’il avait réservé à Célestin en le prenant comme apprenti durant quatre ans pour lui transmettre son savoir. Chacun savait que l’enseignement consenti par le Patron était loin d’être gratuit et ne relevait pas d’une simple bonté d’âme. Pour la famille de l’apprenti le « contrat » représente un très gros effort financier, mais est un passage obligé pour qu’il puisse un jour, à son tour, exercer son métier avec la considération due à celui qui maîtrise sa technique.
Célestin avait souffert pendant ces quatre années. Le Patron était très dur. Il lui disait mille fois par jour : « regarde ce que je fais et fais comme je fais ». Il ne félicitait jamais, n’encourageait jamais et ne tolérait aucune initiative, surtout si elle permettait de faire avancer le travail plus vite ou mieux. Le Patron avait très peur des initiatives personnelles. Il était celui qui savait. Point. C’était d’autant plus difficile pour Célestin que le fils du Patron venait constamment les titiller sans raison ou avec pour seule raison de montrer qu’il était le fils du Patron. Pour lui pas besoin d’enseignement, il lui suffirait un jour de reprendre les rênes et de confier le travail aux autres. Il avait supporté sa présence pendant quatre ans et à ses yeux cela avait valeur de diplôme…
Enfin le Chef qui l’avait ignoré depuis le matin se tourna vers lui : « Célestin, lui dit-il, aujourd’hui est un grand jour, ce sera celui de ta libération si le Patron estime que tu as travaillé suffisamment pour être à ton tour un bon mécanicien, implore-le de te rendre ta liberté et de rompre le contrat qui te lie à lui depuis quatre ans ».
Célestin ne broncha pas. Il savait que rien n’avait encore véritablement commencé, il espéra que la suite ne tarderait pas trop…
Le Patron prit la parole à son tour. Il s’avança vers Célestin qui se retint de reculer, il avait croisé dans l’œil de ce dernier une lueur dangereuse. Méfiant il se tint sur ses gardes mais ne vit pas arriver le coup. Un gifle monstrueuse vint lui cramoisir la joue gauche et faillit le faire tomber. C’était sans doute ce qu’avait espéré le Patron : « Tiens prends-en un peu de la graine et apprends à qui tu dois obéir, ceci pour toutes les fois où tu as manqué de discernement ! ». Célestin se demandait bien où et quand il avait désobéi… L’humiliation était cuisante. Tout le village retenait son souffle. Un sourire méchant fendit la bouche du Patron qui reculant de deux pas saisi une bouteille d’huile de palme sur l’autel. Lentement, il versa l’huile sur la tête de Célestin qui ne bronchait toujours pas. L’huile coulait dans ses yeux où flottait maintenant un voile rouge, l’huile coulait sur sa chemise blanche, la ternissait à jamais, l’huile coulait sur son pantalon presque neuf et s’élargissait en nappe rouge à ses pieds et Célestin prenait garde de ne pas les bouger d’un centimètre par peur de glisser. Comme si ce n’était pas suffisant le Patron s’avança vers lui une bouteille d’alcool de palme à la main, lui déversa une bonne rasade sur la tête en insistant sur les yeux. Célestin n’y voyait plus rien, son oreille gauche bourdonnait douloureusement, il sentit les gros doigts du patron lui desserrer les dents et le goulot de la bouteille s’enfoncer jusqu’à la glotte… « Allez tête donc encore ta mère toi qui crois que tu es devenu un homme ! ». Célestin se força à déglutir pour ne pas étouffer, il sentit le feu descendre dans sa gorge, il n’osait imaginer la détresse de sa mère résistant à l’envie de le sortir des griffes de ce pervers pour ne pas offenser les dieux. Et puis une autre image lui vint, il devina le désarroi de Fifamé, elle savait bien qu’aucun des reproches que lui faisait le Patron n’était mérité, elle devait souffrir pour lui en ce moment. C’était aussi pour elle qu’il ne se rebellait pas. Il avait espéré ce jour depuis quatre ans et le jour était venu où il pourrait enfin, devenu adulte et tenant dans ses mains son savoir et son avenir, se présenter devant son père et l’assurer qu’il pourrait entretenir une famille. Le jour était venu, il pouvait supporter ça… Mais le Patron ne voulait pas en rester là, il émiettait maintenant au-dessus de sa tête un paquet de biscuits, en barbouillait le visage de Célestin puis l’aspergeait de soda sucré pour que le magma colle bien à ses vêtements qui n’en avaient plus que le nom. Il riait et voulait attirer à lui les rires du village, il prit son stick qu’il avait posé contre son fauteuil et commença à en donner quelque coups sur les mollets de Célestin qui sentait faiblir sa détermination. Comme Célestin, stoïque, ne montrait aucune souffrance, le Patron redoubla d’efforts et cingla ses chevilles que le pantalon ne protégeait pas. La douleur fut fulgurante, mais encore une fois Célestin se retint de montrer le plus petit signe de faiblesse. Il répétait dans son cœur, inlassablement : « Fifamé, c’est pour toi que je le fais, Fifamé, demain je vais voir ton père, Fifamé, embrase encore mon âme de ton regard enflammé ».
Célestin ne compta pas les coups, il entendait la foule scander des « Amin » à chaque reproche qui fusait de la bouche du Patron, ponctué par un coup supplémentaire. Mais il senti que la foule s’animait en sa faveur, et qu’en même temps la hargne du Patron faiblissait, il avait bien passé l’épreuve, son calvaire aller se terminer.
Il entendit enfin la phrase tant espérée : « Je te libère », et la foule applaudir à tout rompre. Les hommes frappèrent sur leur poitrine et les femmes chantèrent pour adoucir ses larmes intérieures.
Le jour de la libération était venu.
Célestin était toujours debout, il sentait revenir toute sa force, il entendit à peine que le Patron reprenait la parole pour dire :
« Je profite de ce jour de fête pour vous faire partager ma fierté. J’ai demandé, pour mon fils Koladé, ici présent, héritier de tous mes biens, la main de Fifamé, ici présente, à son père Olaminekan qui a accepté l’honneur que nous lui faisons en l’accueillant dans notre maison».
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