LES DOUCES MAINS DE VIOLETTE
Elle contemplait sa main sans vraiment la reconnaître... Elle s’apprêtait à frapper à sa porte, comme chaque matin vers 11 heures, depuis qu’un jour sombre de novembre, un jour de grand vent, l’an passé, il était venu s’échouer aux « Fous de Bassan » comme une épave.
Quel évènement l’avait jeté là ? Devant quel tourment avait-il pris la fuite ?
Elle hésitait à entrer. Aujourd’hui était un jour particulier. La veille, Svart Robinson était resté des heures dans le parc, le regard noyé dans le vert glauque des cèdres du Liban face au banc sur lequel il avait pris l’habitude de s’asseoir aux heures les plus chaudes. Derrière le carreau de la fenêtre de l’office, Violette l’avait observé longuement. Parmi tous les pensionnaires si prévisibles de la maison de retraite, Svart Robinson était le seul qui méritait son attention. Dès le début elle l’avait trouvé « différent ». Le léger sourire qui flottait sur ses lèvres lorsqu’elle entrait dans sa chambre le matin… et le regard qu’il lui lançait lorsqu’elle s’apprêtait à l’aider à sa toilette. Au contraire des autres pensionnaires, il ne manifestait ni trouble équivoque, ni gêne pudique et malgré les gestes pourtant si intimes qu’elle lui prodiguait elle sentait bien qu’aucun sentiment de faiblesse ou de honte n’émanait de ce vieux corps fatigué. Dès le début, le silence s’était installé entre eux, naturellement, mais l’échange visuel avait été tout de suite chargé de multiples sentiments.
Violette avait, elle aussi, dix ans plus tôt, échoué aux « Fous de Bassan », comme un corps mort à la dérive. Sa grande disponibilité, même pour les tâches les plus ingrates, sa facilité d’adaptation et surtout sa parfaite maîtrise du massage avait eu raison des réticences de la direction à employer et à faire régulariser la situation de cette « sans papiers ». Nul n’avait jamais su d’où elle venait, ni quels drames l’avaient conduite ici. Violette avait trente ans ou peut-être plus, elle avait trouvé là un havre et il lui semblait gratifiant d’offrir ce qu’elle savait faire de mieux à ceux qui manquaient, dans cette parenthèse aseptisée, de l’essentiel : qu’on les touche, qu’on les palpe, qu’on les effleure, qu’on les tapote, qu’on les pétrisse, qu’on les malaxe, qu’on les frictionne, qu’on les étire, qu’on les secoue pour qu’ils ressentent à nouveau leur corps et se sentent exister. Nul n’aurait pu dire aux « Fous de Bassan » ce qu’était un « Mulgaradock » sinon un de ceux qu’elle avait fui des années plus tôt. Mais elle possédait la science qui permet d’arrêter le vent ou la pluie, de faire tomber la foudre sur celui que l’on hait, mais plus justement, par les mains, d’effacer la douleur ou la maladie, de redonner la force à ceux qui sont affaiblis.
Au fil des jours et des saisons, Svart et Violette avaient appris à se connaître. Pourtant elle ne se souvenait pas qu’ils aient jamais échangé une seule parole. Non, entre eux s’était instauré un autre échange. Plus profond. Un échange qui se passait de mots mais où circulaient beaucoup d’émotions. Peut-être, aujourd’hui, n’avait-il plus besoin des soins infirmiers d’une aide-soignante, mais d’un accord tacite ils n’avaient rien changé à leurs habitudes. Tout au plus l’aide à la toilette s’était-elle allégée, laissant plus de temps aux soins de confort que Svart Robinson semblait apprécier au plus haut point.
Finalement Violette frappa à la porte et entra sans attendre. Elle fut surprise de le trouver debout, derrière la fenêtre. Il se tourna vers elle pour l’accueillir d’un sourire muet.
Violette s’avança et lui prit les mains, doucement, l’accompagna jusqu’au fauteuil et rencontra ses yeux. Son regard accompagna son geste, avec la même douceur. Svart Robinson la laissa faire et se laissa couler dans cette extrême béatitude où le plongeaient toujours les soins quotidiens de Violette… ses mains étaient si douces. Sous la presque caresse son esprit s’envola, là-bas, loin derrière lui, à des miles nautiques des « Fous de Bassan », au-delà de ce que l’œil peut distinguer sur la courbe arrondie de l’horizon, un endroit déjà vu où la peau des femmes avait la couleur ambrée des mains de Violette. Cet endroit l’appelait, le rappelait. Depuis quelques semaines il ne pouvait se résoudre à finir de sombrer dans l’eau profonde des branches basses du Cèdre du Liban… Mais il y avait Violette…
Violette commença sa séance en massant les mains crevassées, parcheminées, burinées de Svart Robinson. Des taches brunes fleurissaient sur la peau tannée. Elles s’étalaient comme des terres inconnues sur une carte marine et racontaient sans doutes ses années d’errance sur toutes les mers du globe. Comme des îles au milieu d’océans exotiques, elles dessinaient une géographie riche de sa propre histoire. Cette tavelure au bas du pouce gauche était-ce en Indonésie dans les années soixante ? Et cette crevasse à l’aplomb de l’auriculaire, un échouage sur les côtes d’Afrique du Sud avant guerre ? Lui-même pouvait passer des heures à lisser ses avant-bras doucement tout en explorant ses pseudo cartes marines. Elle le voyait souvent, sur son banc, retourner ses mains et regarder longuement ses paumes, y lisait-il alors les fleuves et les rivières, les deltas orientaux, les mangroves africaines… s’évadait-il dans une histoire qu’il n’était même pas sûr d’avoir déjà vécue ? Les mains de Violette sur ses propres mains, chaque matin, ravivaient-elles ses souvenirs ? Elle avait le sentiment que l’attention particulière qu’elle lui portait le maintenait debout, vivant…
Violette quittait maintenant ses mains pour lui masser les épaules, lentement, palpant les nœuds, lissant les zones tendues jusqu’à les contraindre à s’assouplir. Il était étonné de la voir si frêle et pourtant si parfaitement directive et efficace. Sous la ferme pression de ses mains douces, Violette réussissait chaque jour à tonifier pour quelques heures ce corps qui s’entêtait encore, parfois, à lui échapper mais dont il sentait, de jour en jour qu’il retrouvait un peu de l’énergie passée. Il sentit les paumes fraîches s’attarder sur sa nuque, palper les cervicales et ne put réprimer un frisson d’aise. Il sentit aussi qu’elle souriait dans son dos. En éventail, les doigts fins et légers remontaient du bas du crâne jusqu’aux tempes en un mouvement lent et doux, rythmé semblait-il par sa propre respiration. Ses longs doigts s’enfonçaient dans sa tignasse blanche puis d’une pichenette lui pinçaient la peau pour relancer la circulation sanguine.
La séance ne s’éternisait jamais, tout au plus durait-elle une vingtaine de minutes, mais Svart savait retrouver Violette dès le lendemain et cette attente, même, était douce et vivifiante. Derrière lui, Violette prolongea son massage, du crâne vers les épaules et des épaules vers les bras, les deux mains descendant lentement, presque enlaçant le grand corps maigre de l’octogénaire. Puis d’une petite tape finale sur le dos des deux mains, elle lui signifia la fin de la séance.
Svart rouvrit les yeux et quitta à regret les îles… plus proches de son futur qu’elles ne l’avaient jamais été. C’est Violette qui le lui fit comprendre.
Elle se pencha vers son oreille et, pour la première fois, prononça quelques mots…
Puis elle regarda sa main, saisie d’une soudaine inquiétude. Et si elle s’était trompée ?
Le regard brillant qu’il lui lança balaya toutes ses craintes. Demain, ensemble, ils partiraient.
Le vent s’engouffra dans les branches basses du cèdre du Liban qui sembla sur le point de protester, Svart portait déjà son regard au-delà. Quant à Violette, éblouie par sa propre audace, elle ne regardait plus sa main, elle ne voyait plus rien.
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