Le 41ème jour : Vendredi 26 Mai Cacabelos/Vega de Valcarce (27 km) | |
Je prends la route, seule, vers 8 heures. Je traverse Cacabelos : c’est jour de marché. Le village me montre un autre visage que celui que j’ai entrevu hier soir à la tombée de la nuit. Les rues ne me paraissent plus sombres et tristes… et interminables. Elles sont gaies, animées… et je traverse le village sans presque m’en rendre compte pour me retrouver, à nouveau, dans les vignes du Bierzo.
Je retrouve les odeurs d’ambre des cistes, mêlées à l’odeur subtile des églantines et à celle plus marquée du chèvrefeuille. Les buissons d’églantines auprès desquels je passe réveillent en moi de tendres souvenirs d’enfance. Les églantines sont devenues rares ces dernières années en France, interdites pour cause de feu bactérien. Je n’ai pas souvenir d’en avoir vu dans nos campagnes depuis mon enfance. Depuis que je marche dans les campagnes espagnoles j’ai l’impression de retrouver une végétation perdue de vue depuis longtemps.
Il pleuviote à nouveau, mais je ne mets pas mon poncho. Sophie est partie avant moi ce matin, j’ai rendez-vous avec elle à Villafranca del Bierzo, au refuge privé de la famille Jato. J’arrive vite à Villafranca et je descends vers le refuge superbe que j’aperçois en contrebas du chemin. Un message m’y attend : Dominique a déjà deux jours d’avance sur moi. Je commence à attendre patiemment Sophie, quand je me rends compte que je ne suis pas au refuge de la famille JATO, mais au refuge municipal. On m’indique l’autre gîte à quelques centaines de mètres, un peu plus haut. Je vais m’y restaurer et attendre Sophie. L’endroit est très chaleureux et bénéficie d’une belle notoriété sur le chemin. J’y apprends que Paolo Coelho est à deux jours de marche devant moi… J’ai donc peu de chance de le rencontrer vu la lenteur avec laquelle je marche… Sophie arrive alors que je finis mon assiette d’œufs frits au chorizo. Ca la met en appétit et elle commande la même chose, tout en me racontant sa visite à la banque. Tout va bien. Elle a pu changer tous ces travellers chèques d’un coup et a donc suffisamment d’argent maintenant pour continuer son périple. Elle n’a plus besoin de l’avance que je lui avais proposée la veille, mais nous décidons de marcher ensemble aujourd’hui car l’une et l’autre préférons prendre le chemin alternatif par Pradella. Alors que nous nous apprêtons à partir el Senor Jato nous propose de porter notre sac en voiture jusqu’au Cebreiro… Nous répondons en chœur que notre sac est vissé sur notre dos depuis le départ et jusqu’à la fin et qu’il n’est pas question que l’on s’en sépare, même pour nous rendre la montée plus facile !
La montée vers Pradella va nous éviter de suivre la nationale sur plusieurs kilomètres et de cotoyer les gros engins de travaux publics qui participent à la construction de la nouvelle autoroute.
Dès la sortie de Villafranca et le franchissement du rio Burbia la côte monte raide. Deux kilomètres d’ascension pour atteindre une altitude de 1250 m… à peine 50 m de moins que le Cebreiro que nous escaladerons demain. Le choix de passer par Pradella nous réserve une belle surprise. Après plus de deux heures de marche et quelques landes de bruyères et de genets d’Espagne, puis de maraîchages et potagers bien délimités, nous arrivons dans un village qui semble éloigné de tout et vivre en autarcie au rythme lent d’une autre époque. Curieusement nous devons monter un escalier de pierre pour aboutir sur la route qui mène au village. Il bruine, le ciel charrie de gros nuages violets. Nous nous abritons, au centre du village, sous un hangar métallique pour grignoter un peu. Notre arrivée crée l’événement et rassemble autour de nous tous les chiens des alentours. Et puis des ânes aussi, qui paraissent aussi étonnés et intéressés que les quelques villageois qui s’approchent pour nous parler. L’ambiance de ce village est étrange. Peut-être due à la lumière irréelle qui baigne le paysage. L’orage est prêt d’éclater, quelques rais de lumière traversent les nuages noirs, les maisons , brunes, paraissent austères et les habitants de ce village isolé semblent vivre comme sans doute vivaient déjà leurs ancêtres. Il y a bien l’électricité, il y a quelques antennes de télévision, mais le progrès n’a pas pénêtré ici de façon évidente, les charrues sont encore tirées par des bœufs, les engins agricoles semblent tout droit sortis d’une gravure d’antan. Lorsque nous déclinons notre qualité de pèlerines de Compostelle, nous avons l’impression d’être prises pour des extra-terrestres… mais sans hostilité…
Nous repartons vers Trabadelo et nous avons la surprise de découvrir que la beauté sauvage du village de Pradella aura été le seul intérêt de notre choix d’itinéraire, car nous redescendons maintenant par une route aussi raide que l’était la montée… Le chemin empierré qui nous mène dans la vallée en contrebas est bordé de magnifiques chataîgniers et ne semble pas être souvent fréquenté, ni par des piétons ni par des automobiles… nous n’en verrons aucune durant les 4 km et 1000 m de dénivellé que durera notre descente..
Mais nous retrouvons la pluie…et nous rencontrons Eugenia (prononcer : éourénia…) qui nous aide gentiment à remettre nos ponchos. Eugenia semble très intéressée de savoir si « là-haut » (elle parle de Pradella) nous avons vu des gens et si nous leur avons parlé… Sa question nous semble étrange et nous le lui disons…
- Parce que, dit-elle, pour nous (en bas) ceux de là-haut sont des sauvages, on se demande même s’ils savent parler… Ils descendent ici seulement pour vendre leurs chataîgnes au bord de la route. Nous, on ne leur parle pas, on ne va jamais là-haut et on ne voudrait pour rien au monde que nos filles se marient avec un gars de là-bas où que nos fils nous ramènent une sauvage…
Je suis très étonnée (et même assez choquée il faut dire) par son discours. Je lui dis :
- Mais vous n’avez jamais vu le village ? Vous n’êtes jamais allée là-haut ?
- Dieu m’en garde ! me répond-elle… et elle fait un grand signe de croix !
Sa remarque nous laisse perplexes… Pradella n’est qu’à 4 kilomètres de Trabadelo et il semble que ces deux villages s’ignorent complètement et que ceux de Trabadelo considèrent avec un certain mépris les villageois de Pradella…
Eugenia nous a accompagnées jusqu’à l’autoroute. Le passage sur l’autre rive de la vallée est assez délicat et nous devons franchir une zone de chantier importante où nos chaussures s’enfoncent dans la boue et où nous nous sentons perdues au milieu des énormes engins de chantier qui pourraient nous happer sans même nous voir. Heureusement pour nous un conducteur d’engin nous aperçoit, descend de son camion et vient lui-même nous montrer le passage… Une fois de l’autre côté nous ne sommes pas rassurées pour autant… Nous retrouvons la nationale que nous sommes obligées de longer durant 4 bons kilomètres avec la peur au ventre. Il pleut à verse… Nos ponchos, s’ils nous protègent de la pluie, ne nous permettent pas de voir grand-chose… Les voitures nous frôlent à chaque instant, et les camions ne font aucun effort pour nous éviter…
Enfin nous quittons la grande route et bifurquons vers Portella puis Ambasmestas… La nuit tombe mais nous arrivons enfin à Vega de Valcarce et n’avons aucun mal à trouver le refuge en plein centre du village. J’y retrouve 3 français de Grasse : Thérèse, Janine et Jeannot que j’ai déjà aperçus lors d’étapes précédentes… Nous ne serons encore une fois que 5 pèlerins dans le gîte…. C’est tellement plus reposant que les grands dortoirs bondés que je n’ai pu éviter parfois… Nous partons tous les 5 prendre le repas du pèlerin qu’offre pour une somme modique le seul restaurant du village. Ce sera un repas mémorable, une salade mixte incroyablement « composée » et un plat de morue et pommes de terre à la crème à nous faire éclater la panse… Dois-je encore signaler que nous sommes toujours dans le Bierzo ?
Le repas chaleureux récompense des peines ordinaires d’une journée de pèlerin(e)… mais les jambes sont lourdes ce soir et j’ai surtout très mal au bout des pieds, la descente de Pradella y est pour quelque chose… Heureusement demain ça monte… Pourvu que le soleil soit au rendez-vous, car ce fameux O' Cebreiro que tout le monde redoute nous devons l’escalader demain….
Ce soir je m’endors en Castille et demain soir je dormirai en Galice… si tout va bien.