A l’origine je n’étais qu’une brindille, poussée là par hasard, une incohérence, une aberration, le fruit d’une incroyable coïncidence qui rassembla contre toute vraisemblance, les vents propices, l’eau salvatrice et une graine qui ne demandait qu’à germer dans ce désert du Namib, le pire de tous, où la moindre touffe d’herbe, poussée en une nuit, se meurt en quelques heures, dès le lever du jour faute d’humidité et sous un soleil qui brûle tout jusqu’aux pierres et au sable rouge. Seule la Welvitchia Mirabilis résiste à ce régime, captant la moindre goutte de rosée la nuit et résistant le jour à l’écrasante chaleur. Moi je n’étais qu’une improbable tige vouée à la sècheresse… mais j’ai résisté, aussi bien qu’elle et, unique et isolé à des lieues à la ronde, j’ai développé ma ramure, étendu mes branches frêles, raidit mon tronc gracile jusqu’à devenir ce petit acacia fringant bien que fragile qui tendait ses bras vers le ciel, en guise de prière ou de remerciement et qui finalement reçu le plus gratifiant des dons des dieux…
Alors que je n’étais encore qu’à l’aube de ma vie un premier occupant vint se nicher sur l’une de mes branches maîtresses. Une boule de plumes rousses perchée sur deux pattes du même bleu que le bec et le ciel. Après de longs mois de solitude bercée par les vents sableux et tournoyants du désert je fus tout ragaillardi par cette nouvelle présence et cette cohabitation ne cessa de m'enchanter durant les jours qui suivirent. Mon nouveau locataire était très actif, il ramenait à une cadence folle des brindilles de paille qu’il trouvait dieu sait où ! Il s’épuisait en des allers-retours qui le tenaient parfois de longs moments éloigné de moi, j’ai même craint souvent qu’il ne revienne pas. Surtout ce jour de la saison des pluies où l’eau si rare tombant en trombes me fit croire un instant qu’elle allait noyer le désert. Je m’inquiétais pour mon petit ami craignant qu’il n’ait su trouver refuge… et puis je le vis revenir un matin où le bleu du ciel avait reprit tout l’espace disponible. Mais il n’était plus seul ! Une femelle l’accompagnait. Ils s’activèrent ensemble comme je l’avais vu faire seul les jours précédant la grande pluie. En quelques jours je vis fleurir un nid douillet au creux de mes branches, un nid extraordinaire, un vrai chef-d’œuvre, une boule de paille jaune avec en son centre, au-dessous, une petite entrée toute ronde où je vis enfin mon couple d’amis pénétrer et ne plus en sortir pendant quelques temps. Puis mon ami reprit ses vols diurnes, je m’inquiétais pour sa compagne… était-elle souffrante ? Je le vis revenir chargé non plus de brins de paille mais le bec orné de moustiques et d’insectes de toutes sortes. Cela me sembla rassurant… Après quelques lunes supplémentaires j’entendis un matin un gazouillis étrange. Je compris que mes amis avaient fondé une petite famille et je me mis à surveiller avec impatience l’évolution de ces nouveaux petits colons. J’entendais bien qu’ils prenaient force et j’assistais enfin, un beau matin avec une surprise mêlée d’émerveillement à leur premier envol.
Je me sentais aussi fier d’eux que leurs propres parents. C’étaient mes petits, je n’était plus seul dans ce désert trop grand, j’avais moi aussi une famille.
Je ne me doutais pas encore que celle-ci allait vite s’agrandir pour mon plus grand bonheur ni ne me doutais de l’ampleur que prendrait finalement leur petit chef-d’œuvre. En une saison j’assistais ainsi à l’éclosion de plusieurs couvées et bien sûr à l’extension de leur résidence. Le nid s’étendait maintenant à plusieurs de mes branches qui lui servaient d’assise. Un nid en tout point identique à celui du début mais dont les entrées multiples correspondaient à autant de nouvelles chambres douillettes. Je réalisais, en en suivant avec attention la construction, combien l’entreprise était magnifique. Non seulement chacun des individus de cette petite colonie avait son propre logis de jour avec sortie sur l’extérieur mais il disposait aussi pour la nuit d’un abri plus profondément enfoui à l’intérieur et correspondant avec les autres chambres par des galeries ingénieuses réparties équitablement dans l’ensemble. En virtuoses de l’architecture avicole, mes petits compagnons avaient bien compris qu’ils devaient se protéger à la fois de l’écrasante chaleur et des rayons dangereux du soleil, et les cavités donnant sur l’extérieur répondaient à cette contrainte, mais ils devaient aussi se défendre du froid nocturne et des prédateurs et leur refuge impénétrable, au cœur du nid, leur offrait cette sécurité supplémentaire.
Les saisons sèches succédèrent aux saisons des pluies, mes petits amis s’étaient multipliés, le nid s’étendait maintenant sur une grande partie de ma ramure et lorsque j’avais le temps je comptais bien quelques trois cents pensionnaires volubiles qui me charmaient de leurs gazouillis enjoués. Le temps passait à une vitesse folle… de saison en saison j’étalais moi aussi mon branchage, il fallait bien assurer la sécurité de la colonie en développant une assise bien solide, car le nid grandissait… grandissait… il m’arrivait parfois de craindre qu’il ne s’étende plus vite que la pousse de mes nouvelles branches et que je croule sous son poids! Mais, avec mon aide et ma vigilance, les générations se succédèrent sans souci. Les années passèrent…
Et puis un jour funeste, jaloux sans doute de cette harmonieuse félicité, les dieux du ciel nous infligèrent une tornade infernale. Les vents soufflèrent jusqu’à s’essouffler, la pluie s’acharna avec une telle violence qu’elle pénétra jusqu’au cœur du nid, en déployant mon feuillage je protégeai mes petits du mieux que je pus mais lorsqu’au petit matin le soleil revenu éclaira la scène je découvris l’indicible : le nid, éventré, gisait à mes pieds. La plupart des membres de la colonie avaient disparus, seules quelques familles désespérées piaillaient en voletant autour du nid défoncé où quelques petits des dernières couvées restaient prisonniers des rares chambres intactes. C’était un désolant spectacle et je ne pus retenir des larmes de pluie dégoulinant le long de mon tronc luisant. Je pris une grande goulée d’air, secouait doucement mes branches frissonnantes et fis comprendre à ceux qui restaient que la saison nuptiale qui commençait avec la saison des pluies annonçait le renouveau, qu’il fallait survivre à tout prix. Je ne pouvais imaginer reprendre ma vie de solitude comme avant leur arrivée. Ils devaient vite reconstruire leur nid l’étendre à nouveau tout autour de mes branches, le rendre plus solide encore et faire renaître cette petite république si sociale qu’ils avaient su créer à l’origine.
Mes petits « républicains sociaux » ne se découragèrent pas. Les survivants se démenèrent comme l’avait fait mon premier petit ami, le fondateur de leur république, quelques années auparavant. Je vis à nouveau les couples s’acharner à rétablir leur nid, mieux encore qu’ils ne l’avaient fait, arrimant, fixant solidement, structurant l’édifice, créant une charpente plus sûre et répartissant de façon équilibrée de nombreuses chambres encore plus douillettes, tapissées de duvets et d’herbes fleuries. Au fur et à mesure de la reconstruction du nid je vis revenir d’anciens membres de ma petite république, les femelles, par une sorte d’instinct grégaire pondirent jusqu’à six œufs par couvées et je vis jusqu’à neuf couvées par famille en une seule saison. L’avenir s’annonçait à nouveau florissant.
A présent, après bien des lunes et des soleils, après bien des tempêtes et des tourmentes mes branches devenues plus denses, plus fermes, le nid est encore plus beau, plus grand, plus solide qu’il n’a jamais été et abrite en son sein pas moins de 500 républicains. Avec le temps j’ai su polir mon écorce jusqu’à la rendre assez lisse pour qu’aucun serpent ne puisse accéder sans retomber sur le sol jusqu’aux galeries qui abritent, la nuit, mes petits protégés. Mon tronc vénérable est devenu un roc sur lequel peut s’appuyer la merveille des merveilles, et même certains visiteurs trouvant l’endroit magnifique et sûr ont pris appui sur l’ensemble et y ont construit leur propre nid. Ces « commensaux » vivent en harmonie avec mes petits républicains si sociaux et, selon les saisons, il n’est pas rare que le fauconnet, le barbican, le tarier ou quelques mésanges, pinsons ou inséparables viennent cohabiter avec nous en bonne intelligence.
Et je me dis enfin, vu mon grand âge, qu’il valait bien peut-être connaître l’heure infernale pour mieux goûter aujourd’hui à l’heure délicieuse du paradis retrouvé.
Martine, la pèlerine
Avril 2011
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